La police municipale de Caracas fait un contrôle de routine en 2012. LEO RAMIREZ / AFP
Près de 18 000 personnes ont ainsi été tuées depuis 2016 selon l’ONU, qui parle d’un « modèle de conduite systématique ».
4 de octubre de 2019
Marie Delcas
Le chiffre est tiré des registres officiels: près de 18 000 Vénézuéliens ont été assassinés par la force publique depuis 2016. Dix-huit mille. « Un massacre au goutte-à-goutte », résume Keymer Ávila, professeur de criminologie à l’Université centrale du Venezuela, à Caracas. « Une guerre contre le peuple », soupire Maria C., dont le fils a été tué par la police. Dans un pays ou mafias et forces de l’ordre sont trop souventde mèche, la militarisation de la politique sécuritaire a tourné au cauchemar.
Dans les statistiques, les victimes de la force publique apparaissent sous la rubrique « résistance à l’autorité ». Mais les organisations des droits de l’homme, ONU comprise, ont pu établir qu’il s’agit dans l’immense majorité des cas d’exécutions extrajudiciaires. Les victimes sont tuées désarmées. Selon Tamara Taraciuk, de l’ONG Human Rights Watch (HRW), auteure d’un récent rapport sur le sujet : « Il y a un modèle de conduite systématique de la force publique. » Le gouvernement dément.
A Genève, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a voté, vendredi 27 septembre, la mise en place d’une mission internationale pour faire la lumière sur ces exécutions, ainsi que sur les disparitions forcées, les détentions arbitraires, les tortures et autres abus imputables à la force publique. « Ce vote est une grande victoire pour les victimes, qui n’ont aucune chance d’obtenir justice dans leur pays », souligne Mme Taraciuk.
« Les FAES sont intouchables »
Maria C. préfère ne pas donner son vrai nom, ni recevoir dans le bidonville où elle vit sur les hauteurs de Caracas. Dans une cafétéria du centre-ville, elle raconte son histoire en baissant la voix. « J’ai trois filles et deux fils, l’un a mal tourné, lâche-t-elle. Ils ont tué l’autre. » « L’autre » avait 18 ans, il travaillait sur les marchés. « C’était juste avant l’aube. On a entendu les motos arriver dans la rue. Ils ont cogné à la porte, poursuit la femme. Ma fille a ouvert, mon fils était en pyjama. Les hommes encagoulés ont pointé leurs armes. Deux nous ont fait sortir, ma fille et moi, et nous ont emmenées à deux rues de là. On a attendu, dix minutes, peut-être moins. Et puis on a entendu trois tirs et le bruit des motos. Mon fils gisait sur le carrelage. »
La police est venue. Maria C. leur a raconté les faits mais elle n’a jamais pris la peine de savoir si sa plainte avait été enregistrée. « A quoi bon ?, interroge-t-elle. Les FAES [Forces armées spéciales] sont intouchables. » Sans la prévenir, sa fille a contacté une organisation de défense des droits de l’homme.
« Le problème du Venezuela, c’est que les policiers sont pires que les gangsters », Roberto S., 67 ans
Les FAES sont des commandos dotés d’équipements militaires et formés aux techniques d’assaut. Ils ont été créés en juillet 2017 pour combattre « le crime et le terrorisme » et dépendent de la police nationale bolivarienne. « Les FAES font régner la terreur dans les quartiers populaires », affirme le défenseur des droits de l’homme, Rafael Uzcategui. Même Roberto S., 67 ans, qui se dit chaviste, en convient : « Le problème du Venezuela, c’est que les policiers sont pires que les gangsters. »
« Les FAES sont surtout là pour faire peur à tout le monde, soupire Mariana R., 27 ans, qui vit dans la commune de Charallave, près de Caracas. Plus personne n’ose manifester contre le gouvernement. Dès que les motos arrivent, tout le monde se tire. » La jeune femme affirme qu’il y a quelques mois, à Charallave, les FAES ont confondu le boulanger du quartier avec un délinquant et qu’« ils lui ont explosé la tête devant tout le monde ». Selon Mme Taraciuk, « la brutalité des FAES est devenue un fait public en janvier, lors de la répression du mécontentement social dans les quartiers populaires qui, pendant longtemps, ont soutenu le gouvernement chaviste. Il y a maintenant une théâtralisation de leurs interventions : les FAES veulent être vues. »
Des chiffres sous-estimés
Mis en place par l’association Mi convive (« mon pote ») et le média numérique Runrun.es, le« Monitor de victimas » fait le décompte des assassinats à Caracas et en raconte l’histoire, en croisant les informations de la presse, de la police et de la morgue. Son coordonnateur, Juan Mejia, explique : « Tous les jours, nous allons à la morgue de Caracas – où sont amenés les corps – pour relever le nombre d’homicides et documenter dans la mesure du possible chacun d’entre eux. Si une victime meurt à l’hôpital et que la famille ne porte pas plainte, l’assassinat peut passer inaperçu. Il y a donc une sous-estimation, que nous évaluons à environ 30 %. »
Les chiffres n’en demeurent pas moins démesurés. Dans la seule ville de Caracas, 632 personnes ont été assassinées au cours des huit premiers mois de l’année, dont 278 (44 %) par la force publique. « Dans 202 cas, nous avons pu établir qu’il s’agissait d’exécutions extrajudiciaires. Dans les autres, nous ne disposons que de la version officielle qui fait état de “résistance à l’autorité”. Mais, quand la victime a été tuée à son domicile, de nuit, il est permis de douter qu’elle ait résisté », explique M. Mejia.
« Les exécutions extrajudiciaires sont une pratique ancienne au Venezuela, mais notre pays en détient maintenant le record absolu », Keymer Avila, professeur de criminologie
« Pointe visible de l’iceberg », selon M. Avila, les FAES ne sont pas les seules à avoir la gâchette assassine. La police criminelle, la garde nationale et toutes les polices du pays y contribuent elles aussi : « Les exécutions extrajudiciaires sont une pratique ancienne au Venezuela, comme dans le reste de l’Amérique latine, rappelle M. Ávila. Mais notre pays en détient maintenant le record absolu, devant le Brésil ou la Colombie. »
« Les exécutions extrajudiciaires existaient avant l’arrivée au pouvoir du chavisme qui, malgré les efforts réalisés en matière de réforme de la police et de formation des agents, n’a pas réussi à y mettre un frein », confirmeAntonio Gonzalez, qui fut vice-recteur de l’Université expérimentale de sécurité mise en place par Hugo Chavez. Il poursuit : « Elles sont devenues une politique d’Etat qui, en plus de violer les droits de l’homme, est incroyablement “classiste”. » Toutes les études confirment que les jeunes hommes « à la peau brune » des quartiers pauvres sont les plus exposés.
Rapport sans concession
En juillet, au terme d’une mission de plusieurs jours au Venezuela, la haut-commissaire onusienne pour les droits humains, Michelle Bachelet, a publié un rapport sans concession sur les violations de ces droits au Venezuela. Ancienne présidente socialiste du Chili, Mme Bachelet a elle-même été torturée dans sa jeunesse, à l’époque de la dictature du général Augusto Pinochet.
Le gouvernement vénézuélien continue de voir dans toutes ces dénonciations la main de Washington qui veut chasser du pouvoir Nicolas Maduro. La résolution du Conseil des droits humains créant la mission internationale a ainsi été jugée « hostile ». Le document a été approuvé par 19 votes ; 7 membres ont voté contre, dont la Chine et Cuba, et 21 autres se sont abstenus.
« La mission internationale se doit de faire la lumière, non seulement sur les faits, mais aussi sur les responsabilités individuelles et la chaîne de commandement, affirme Tamara Taraciuk. Le diagnostic de la situation au Venezuela est désormais très clair. Il est plus que temps de passer aux sanctions. »
Rafael Uzcategui partage cette appréciation : « Les FAES dépendent de la police nationale bolivarienne qui, à son tour, dépend du ministère de l’intérieur et du président. La responsabilité individuelle n’est pas automatique, elle peut être difficile à établir. Mais le fait que le gouvernement ne reconnaît ni ne sanctionne les crimes commis par la force publique, et que Nicolas Maduro continue de louer l’efficacité des FAES sont des indices sérieux de responsabilité. » En juillet, alors qu’il présidait une remise de diplômes à l’école de police, M. Maduro lançait un « Vive les FAES » que les victimes n’ont pas oublié.
Marie Delcas (Caracas, envoyée spéciale)
Publicado originalmente en: Le Monde